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Ligne de production du paracétamol, Efferalgan d'UPSA, à Agen (47). © Thibaud Moritz/AFP

La relocalisation : une vraie bonne idée ?

Temps de lecture  14 minutes

Par : Jean-Marc Figuet - Professeur à la Bordeaux School of Economics (UMR CNRS 6060)

La pandémie, la guerre en Ukraine et la transition climatique mettent en évidence la dépendance industrielle et les dangers de la désindustrialisation de la France. Les chocs appellent à un mouvement de relocalisation pour améliorer la souveraineté économique. Que penser de ce mouvement ?

La réalité de la désindustrialisation

Les délocalisations sont un marqueur de la mondialisation économique et financière depuis les années 1980. Schématiquement, les entreprises des pays du Nord délocalisent leurs activités vers ceux du Sud pour, d'une part, bénéficier de conditions de production plus favorables en termes économiques, sociaux, fiscaux qui profitent aux consommateurs du Nord en termes de prix et, d'autre part, pénétrer de nouveaux marchés pour conquérir de nouveaux consommateurs au Sud.

En France, des fermetures d'usines ont été le symbole de la délocalisation, par exemple celle de l'usine Hoover à Longvic en 1993 se traduisant par le licenciement de plus de 600 salariés. Force est de constater que des secteurs d'activité ont disparu du territoire, par exemple le textile d'entrée de gamme. D'autres secteurs ont vu leurs activités chuter. Dans une note du Conseil d'analyse économique, Head, Martin et Mayer (2020) indiquent, qu'entre 2000 et 2018, le nombre d'emplois dans le secteur automobile français a ainsi reculé de 36%. Notre industrie nationale est passée du 2e au 5e rang européen, entre 2011 et 2018, du fait des délocalisations vers les pays émergents. L'Insee (2022) note cependant que la délocalisation est un phénomène complexe à quantifier avec précision. Un modèle empirique de dernière génération, dit de détection des délocalisations en machine learning, permet d'estimer la perte annuelle moyenne d'emplois à 25 000 entre 1995 et 2017, avec un net ralentissement entre 2011 et 2017 (10 000 par an). L'Insee note également que la moitié des délocalisations d'entreprises françaises se réalisent vers d'autres pays européens.

Les statistiques de la Banque Mondiale (2023) font état d'une baisse du poids de l'industrie française dans le PIB : de 21,2% en 2000 à 16,7% en 2021, soit un recul de 26,9%. En comparaison, sur la même période, le poids de l'industrie reste stable dans le PIB mondial (27,8 contre 27,6%). Et, dans la zone euro, l'industrie représentait 25,2% en 2000 contre 22,4% en 2021 (-12,5%). À cet égard, France Stratégie note : "La France est parmi les grands pays industrialisés celui qui a subi la plus forte désindustrialisation durant les dernières décennies, avec le Royaume-Uni. Qu'il s'agisse de gains de productivité, d'emplois, d'innovations technologiques ou encore de déficit commercial, ce déclin industriel a un impact sur l'ensemble de l'économie". En 2022, comme les années précédentes, le déficit commercial sur les biens est d'environ 80 milliards d'euros.

De nombreuses raisons expliquent cette désindustrialisation séculaire. Outre un contexte général peu favorable (l'état de la réglementation, un moindre appétit pour entreprendre, etc.), la fiscalité sur les facteurs de production, plus élevée en France que chez nos voisins européens, est considérée comme la principale responsable (Lisa Thomas-Darbois, Baromètre européen des impôts de production 2023, deuxième édition, Institut Montaigne, février 2023).

Le phénomène de désindustrialisation est cependant à tempérer. D'une part, car, de 2009 à 2019, 190 000 emplois salariés industriels privés ont été créés en France. D'autre part, car le modèle économique de l'entreprise a fortement évolué avec la mondialisation. Comme le note P. Veltz ("La désindustrialisation française : une notion à relativiser", The Conversation, 16 janvier 2023) : "Les industriels ne vendent plus des matériaux, des objets, des systèmes matériels. Ils vendent des fonctionnalités, des solutions, des performances, des expériences". L'entreprise d'aujourd'hui produit moins mais elle offre plus de services aux consommateurs.

La crise sanitaire de 2020 s'est traduite par des pénuries de produits jusqu'alors sans difficulté d'accès (masques, médicaments…). La guerre entre la Russie et l'Ukraine a ravivé les tensions commerciales et a souligné notre dépendance stratégique aux matières premières, en particulier énergétiques. Et, l'indispensable transition climatique requiert notamment le raccourcissement des chaînes de valeur pour réduire les émissions de CO2. Le temps de la mondialisation bienheureuse semble révolu. Place à la souveraineté industrielle ! Une partie des plans "France relance" et "France 2030" vise à relocaliser des activités industrielles en France et à développer le label "Fabriqué en France".

Si elle est louable, cette quête d'une plus grande indépendance industrielle pose de nombreuses questions. Est-elle simplement possible du fait de la spécialisation des économies ? Si oui, quels secteurs doivent-ils être considérés comme stratégiques ? Quel est le prix à payer pour les consommateurs de relocaliser des biens ? Quel est le périmètre de cette relocalisation ? Français ? Européen ? Ou, pour reprendre l'expression de Janet Yellen de 2022, doit-on privilégier le "friend shoring" ? Au travers de ces quelques questions se pose le rôle de l'État, et de la politique industrielle.

Réduire l'éclatement des chaînes de valeur

La mondialisation se caractérise par l'éclatement des chaînes de valeur pour la production de biens. Le commerce international est très concentré au travers d'un petit nombre de chaînes de valeur. De nombreux biens de consommation sont produits, y compris les plus sophistiqués, sur des chaînes de valeur qui impliquent un petit nombre d'entreprises localisées dans différents pays. Chaque entreprise est spécialisée dans une étape de la production. Cette organisation est la réponse des entreprises aux pressions concurrentielles inhérentes à la mondialisation.

L'optimisation de la chaîne de valeur permet de concentrer la demande pour certains composants au sein d'une seule entreprise, ce qui permet de générer des économies d'échelle, de comprimer le coût de production et de réduire le prix de vente. L'Agence européenne du médicament considère que 80% des principes actifs sont fabriqués en Chine et en Inde. Une proposition de résolution de l'Assemblée nationale précise même que : "La concentration de l'offre est telle qu'il n'existe que deux ou trois fournisseurs en Asie pour de nombreuses molécules." Ce mode de production est certes efficace du point de vue des coûts, mais il est vulnérable en cas de choc sur l'un des maillons de la chaîne. En effet, l'ensemble de la chaîne est alors perturbé et des pénuries peuvent apparaître. L'enjeu est donc d'identifier où se situe le facteur de vulnérabilité.

Relocaliser s'apparente, dans ce contexte, à déconcentrer la production et à amoindrir la dépendance à un fournisseur dans la chaîne de valeur. Relocaliser consiste donc en un arbitrage entre l'optimisation du coût de production et la disponibilité du produit en cas de choc. Relocaliser peut être un choix spontané de l'entreprise dont, par exemple, la production est perturbée dans la chaîne de valeur. Mais la relocalisation détériore le coût de production, en raison du coût plus élevé de la main-d'œuvre et du foncier en France que dans les pays du Sud. Le profit des firmes qui relocalisent devrait s'en trouver affecté.

La question de la main-d'œuvre est cruciale. Les firmes doivent pouvoir compter sur la disponibilité d'une main-d'œuvre qualifiée et non qualifiée. Or, les métiers de production industrielle attirent peu les jeunes générations du fait d'une image dégradée. Et, la France "produit" seulement 45 000 ingénieurs par an. Trop peu pour faire aux défis de l'industrie. Une politique de l'éducation tournée vers le marché du travail est donc un préalable à la relocalisation, sauf à compter sur une immigration de travailleurs.

La question du foncier fait également débat. La Banque des Territoires est en charge de favoriser la relocalisation en proposant des sites aux entreprises françaises. Mais les populations locales ne voient pas toujours d'un bon œil l'implantation ou l'extension de sites de production susceptibles de détériorer leur bien-être.

Enfin, certains ingrédients ne peuvent être produits en France du fait de la réglementation. Lors de son audition devant la Commission d'enquête sénatoriale sur les pénuries de médicaments, le 29 mars dernier, Reda Guiha, PDG de Pfizer, a indiqué que la réglementation européenne Reach interdit l'importation de certains composants indispensables à la fabrication de médicaments.

La relocalisation oblige donc l'entreprise à repenser son modèle économique car les conditions de production ne sont pas identiques. On comprend alors que l'État, au travers de la politique industrielle, doit subventionner ces relocalisations. Une autre voie est la réglementation. Par exemple, l'imposition d'une taxe carbone aux frontières de l'UE peut être un facteur de relocalisation des firmes.

Relocaliser vise à améliorer la résilience de l'économie aux chocs. Encore faut-il parvenir à définir le bon ensemble de biens supposés essentiels pour améliorer la souveraineté économique.

Quelles productions relocaliser ?

Les chocs successifs que vient de subir l'économie française illustrent la complexité des choix. Suivant la nature du choc, des biens, jusqu'alors abondants sur les marchés, deviennent introuvables. Parfois, ce sont des médicaments basiques. Parfois, ce sont des matériaux de construction, des produits énergétiques, des biens alimentaires… La liste est longue et chaque choc met en évidence la fragilité d'une chaîne de valeur en particulier.

La question du choix est décisive. Souvenons-nous que le Général de Gaulle lança en 1966 le Plan calcul pour assurer l'indépendance de l'industrie informatique française. L'un des produits de ce plan fut le Minitel, supplanté par Internet dans les années 1990. Le développement du fameux Minitel fut alors préféré au projet Cyclades, un réseau informatique considéré comme le précurseur d'Internet…

Dans le domaine pharmaceutique, le Président Emmanuel Macron a annoncé en juin 2020, "la reconquête sanitaire" pour mettre fin aux pénuries de médicaments. L'objectif est louable, mais la réalité semble plus complexe. La définition des principes actifs indispensables, parmi les plus de 5 500 actuellement en circulation, relève de la gageure. Le Rapport de l'IGAS (2021) indique : "Si, depuis près de 10 ans, les recommandations se succèdent pour lutter contre les pénuries de médicaments et, qu'en parallèle, les tensions persistent voire s'accroissent, c'est sans doute en partie dû au fait qu'aucune liste de médicaments critiques n'a été établie, qui pourrait guider et prioriser les politiques à entreprendre." Au-delà de la définition, se pose la question de la faisabilité. Reda Guiha indique : "Il serait impossible de relocaliser l'ensemble de la chaîne de production du médicament en France, comme dans d'autres pays". La raison en est simple : "La production du médicament fait appel à plusieurs expertises qui ne se trouvent pas au même endroit. Par exemple, le vaccin du Covid-19 comporte 9 étapes industrielles".

Ce constat ne vaut pas que pour le secteur pharmaceutique. Il s'applique à d'autres secteurs où la quête d'une plus grande souveraineté est subitement apparue récemment, par exemple l'agroalimentaire, l'armement ou l'électronique.

Le rôle de l'État

La relocalisation ne viendra pas d'un mouvement spontané et généralisé des entreprises. En effet, le développement d'unités de production en France semble aujourd'hui surtout répondre à des problématiques climatiques. C'est le cas avec les usines de batteries électriques dans le nord de la France ou encore avec la décarbonation d'Arcelor Mittal.

La relocalisation viendra de la politique industrielle dont l'objectif est de corriger les sources de fragilité dans les chaînes de valeur. Les plans France Relance, 30 milliards d'euros consacrés à l'industrialisation, et France 2030, 54 milliards pour les technologies innovantes, en sont les fers de lance.

Pour l'instant, le bilan provisoire semble mitigé. La BPI comptabilise 76 implantations nouvelles ou extensions de site en 2022, essentiellement dans des domaines tels que la santé ou la transition climatique. Ce solde positif est cependant à relativiser au regard des 250 000 entreprises du secteur. La relocalisation prend du temps. Par exemple, la production de paracétamol a été jugée absolument prioritaire dans la "reconquête sanitaire". Elle ne deviendra effective qu'en 2025 en incorporant un ingrédient chinois et sera le fait de l'entreprise Seqens, certes localisée en France, mais détenue par un fonds d'investissement américain.

La dynamique de relocalisation de l'industrie française peut être enrayée pour au moins deux raisons. D'une part, la forte remontée des taux d'intérêt, depuis juillet 2021, renchérit le coût des investissements pour les entreprises souhaitant rapatrier et/ou développer leurs activités et peut les conduire à différer ces investissements. D'autre part, le besoin d'investissement du secteur industriel peut être si important que les fonds publics peuvent ne pas être suffisants. Par exemple, dans la filière pharmaceutique, le cofinancement public peut permettre la relocalisation de la production de quelques molécules. Mais il est illusoire de penser que toutes les molécules stratégiques, encore faut-il les avoir préalablement identifiées, pourraient être produites en France.

Ces raisons purement financières ne doivent pas masquer le besoin de réformes structurelles pour favoriser un cadre réglementaire et institutionnel favorable au développement de l'industrie française. Parmi ces réformes, citons celle de l'éducation. Les études PISA et TIMSS attestent du faible niveau des jeunes français, notamment dans les matières scientifiques. Ou encore, celle de la fiscalité caractérisée par des niches fiscales, peu favorables aux activités industrielles, et dont l'efficacité est largement discutée par la Cour des comptes. Ou encore, celle du marché du travail pour faciliter l'entrée des jeunes et permettre aux séniors d'aller au bout de leur carrière.

Que fait l'Europe ?

La concurrence est le maître-mot de la politique industrielle de l'Europe depuis sa création. La Commission européenne veille à l'absence de position dominante sur le marché intérieur qui nuirait au bien-être du consommateur. Cette philosophie promeut le libre-échange. Elle se traduit par l'absence de monopole ou d'oligopole sur le marché européen. Aux États-Unis ou en Chine, la politique industrielle vise à créer des champions nationaux et internationaux (par exemple, les GAFAM) quitte à contrevenir aux règles de l'OMC. Suite aux chocs, les États-Unis ont d'ailleurs promptement réagi avec le Chips and Science Act et l'Inflation Reduction Act conçus pour attirer, par des subventions publiques, des industries dans le cadre de la transition climatique. Dès 2015, la Chine a lancé Made in China 2025 pour monter en gamme en devenant l'économie des technologies 4.0 et abandonner progressivement son rôle d'usine du monde.

Ce n'est qu'en février dernier que l'Europe a publié son Plan industriel du pacte vert puis, en mars, le règlement sur l'industrie à zéro émission. L'objectif est de produire sur le sol européen au moins 40% de la demande européenne d'ici à 2030 de huit technologies clés (solaire, éolien, stockage, géothermique, électrolyseurs, biogaz, capture et stockage et réseaux) afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050. Avant d'être opérationnel, le règlement doit d'abord être examiné par le Parlement européen. Ce règlement devra ensuite être appliqué au niveau des 27 États membres, faute de budget et fiscalité communautaire, ce qui laisse la place à des interprétations et des applications spécifiques. On peut alors craindre que son efficacité soit diluée, comparée à celle de l'Inflation Reduction Act caractérisée par son ampleur, sa simplicité et son efficacité et par un coût de l'énergie nettement inférieur.

Pour ne pas devenir une simple zone de consommation de biens importés, la France et l'Europe ont tout intérêt à mettre en place une politique industrielle volontariste et cohérente. Il ne s'agit pas seulement de relocaliser des activités industrielles traditionnelles. Il s'agit surtout de développer des activités émergentes, de prendre des positions stratégiques dans les chaînes de valeur afin de développer notre souveraineté et notre résilience aux chocs.