Ingénieure de recherche
Depuis 2016, je me consacre à une recherche ethnographique sur le paysage alternatif rural.
J’ai d’abord enquêté sur un même lieu, l’écolieu Rivière[1], de 2016 à 2018 (approche monographique). A partir de 2018, j’ai expérimenté une pratique d’enquête comparative que je qualifie « d’ethno-compagnonnage », dans le cadre institutionnel du projet de recherche Ecopiste.
Le compagnonnage en question se pratique dans des alternatives rurales « hospitalières », qui accueillent des personnes en quête d’un changement de vie. Celles-ci bénéficient du gîte et du couvert et participent aux activités du lieu, hors cadre marchand. Aspirant à se déprendre de l’anthropocène, des dizaines de milliers de personnes sillonnent ainsi chaque année les milieux alternatifs[2]. Pourtant, et alors même que le phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis plus de vingt ans, il reste hors des radars académiques et journalistiques. Sa dimension mobile, émergente, hétérogène, à forte dimension collective et souterraine le rend en effet difficile à saisir.
L’approche de l’ethno-compagnonnage m’a permis de faire face, en partie tout du moins, à cette difficulté. En me faisant moi-même compagnonne, j’ai pu ethnographier sept lieux hospitaliers que j’ai choisis pour être les plus différents possible les uns des autres[3]. J’y séjournais initialement au moins trois ou quatre semaines et puis j’y revenais, plus ou moins régulièrement en fonction du lieu et de son actualité[4], de manière à en suivre l’évolution au cours du temps. Grâce à mon statut d’ingénieure de recherche, j’ai eu la chance extraordinaire de pouvoir me consacrer entièrement à une enquête ethnographique de plusieurs années[5], à la fois sur le compagnonnage alternatif, et au travers de cette pratique, sur l’alternativité rurale en France.
Dans mon approche de recherche, j’explore la réalité sociale en expérimentant moi-même l’activité qui est en jeu dans les milieux étudiés[6]. Je m’appuie sur ma propre sensibilité pour tenter de comprendre les dynamiques de ces milieux, par correspondance[7] avec les êtres qui y vivent. J’écoute également ce que ceux-ci peuvent en dire[8] ; et je compare les expériences d’un lieu à l’autre et entre les lieux alternatifs et la société ordinaire. L’approche de l’ethno-compagnonnage, qui fait séjourner d’un lieu à l’autre, est intrinsèquement fondée sur la comparaison. Ma recherche comporte par ailleurs une dimension participative : au fil de mes explorations, j’ai expérimenté diverses façons d’associer les « enquêtés » (c’est-à-dire les personnes qui font la réalité sociale que j’étudie) à la création de connaissances[9].
En ethno-compagnonne, j’ai arpenté le paysage alternatif rural en me glissant dans ses flux. Au-delà des alternatives rurales hospitalières elles-mêmes et de leurs habitantes et habitants, j’ai exploré leurs maillages sur les territoires, leurs enchevêtrements dans la société ordinaire, leurs mises en réseau, et bien sûr, les circulations de ces compagnons qui sillonnent le paysage alternatif en quête de changement de vie.
J’ai enquêté avec la curiosité de la différence, de l’écart au monde ordinaire, ou plus précisément de l’écart à la dimension anthropocénique du monde ordinaire. Qu’est-ce que ces mondes proposent de véritablement différent, au-delà des affichages, des récits : c’est la question qui sous-tend ma recherche. J’ai rapidement éprouvé que dans ces milieux, les personnes ont tendance à se comporter d’une manière manifestement différente. J’en suis venue à réfléchir éthique, relation au monde, ontologie (j’entends par là la manière de se percevoir en relation dans le cosmos, incluant la relation aux non-humains). Une bonne partie de la connaissance que je peux partager tient dans la manière dont les milieux alternatifs transforment les comportements de celles et ceux qui les rejoignent, vis-à-vis des autres humains, mais aussi vis-à-vis du « monde » en général.
Depuis 2021, tout en continuant à suivre mon terrain d’enquête au fil du temps, je me consacre à l’analyse de mon abondante moisson ethnographique et au partage de ses résultats au travers de différents projets d’écriture. Trois de ces projets en sont au stade de la recherche d’éditeur (voir la page Synopsis des publications en cours) : « Devenirs alternatifs » qui est un essai de Sciences Sociales ; « Coulisses ethnographiques » dans lequel je décris, analyse et discute l’approche de l’ethno-compagnonnage ; « Mycélium » qui est un roman collectif ethnographique en étroite résonnance avec « Devenirs alternatifs ». Plusieurs autres projets de publication sont en cours.
Dans une vie antérieure, j’ai accumulé sur une vingtaine d’années une expérience en matière d’ingénierie et de conduite de projets institutionnels en milieu universitaire, en expérimentant des approches coopératives et participatives. Depuis 2015 où je me suis orientée vers la recherche en Sciences Humaines et Sociales, je mets cette expérience au service de mes recherches : je me suis ainsi chargée de la coordination du projet Ecopiste et de celle du projet Mycélium. Cette activité de coordination se trouve elle-même nourrie par un des axes de ma recherche sur l’alternativité rurale, focalisé sur l’articulation entre gouvernance horizontale et leadership[10]. Elle nourrit cette recherche en retour.
[1] Nom fictif pour protéger mes sources
[2] Via des réseaux formels comme par exemple celui animé par l’association WWOOF France, ou via des réseaux informels
[3] tout en étant également identifiée comme chercheuse
[4] Je les suivais à distance au travers des liens établis avec leurs résidents, maintenant ainsi une sorte de veille sur leurs évolutions. Je me suis appuyée sur cette veille pour décider des moments où revenir dans les lieux.
[5] sur huit ans, incluant une période de crise sociétale majeure (pandémie)
[6] Je me suis glissée dans les activités et les coopérations de mes hôtes non seulement à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur des lieux, en y participant. Je les ai accompagnés dans les maillages alternatifs de leurs territoires.
[7] « Correspondance » est un terme utilisé par l’anthropologue Tim Ingold pour décrire une manière d’être au monde basée sur l’attention plutôt que sur l’intention, où la connaissance s’acquière en premier lieu par l’expérience de l’interdépendance totalement ouverte à l’altérité sans rechercher à atteindre particulièrement un but.
[8] J’ai recueilli auprès de mes co-compagnons et de mes hôtes des centaines de témoignages, dont une centaine sous forme d’entretiens de recherche semi-directifs
[9] Cette dimension participative s’incarne : in situ pendant mes expériences en créant les conditions d’échange autour des résultats de mes recherches (sur des temps dédiés, généralement en fin d’immersion et surtout lors de mes retours au fil du temps) ; dans l’organisation de journées d’étude rassemblant des personnes des différents lieux que j’ethnographiais ; dans la proposition aux personnes les plus intéressées par mon travail de recherche de devenir des partenaires (participation à l’équipe de recherche, retours critiques sur mes écrits, échanges réguliers sur l’actualité des mondes alternatifs) ; dans un projet d’écriture d’un roman collectif ethnographique, « Mycélium », aujourd’hui terminé et soumis à éditeur. Ma façon de faire de la recherche se déroule sous la forme de cycles : recherche en « je », puis partage/recherche en « nous » ; puis retour au « je » pour intégrer les contributions du « nous » dans les résultats de la recherche ethnographique.
[10] Anne Goudot et Vincent Angel, « Quelle part du collectif et de l’individuel dans la gouvernance d’une entreprise sociale? », in EMES Conferences Selected Papers series (EMES conference, Louvain, 2017).
« Devenirs alternatifs – WWOOFing et compagnie » est un essai de Sciences Sociales, tandis que Mycélium est un roman collectif. Ces deux livres sont issus d’une même recherche ethnographique, en empruntant des formes différentes de partage de savoir. Ils apportent un éclairage sur l’alternativité rurale et plus particulièrement sur la pratique du compagnonnage alternatif et de l’hospitalité qui en crée les conditions. Il y est question de re-collectivisation de la vie sociale, et au-delà, de manières différentes d’être au monde qui se forgent par schisme d’avec la dimension anthropocénique de la société ordinaire. Tous deux parlent du rôle essentiel joué par le compagnonnage alternatif dans ce schisme, qui fait émerger une société alternative fondée sur le don et la symbiose.
Cette forme de compagnonnage se pratique dans des alternatives rurales « hospitalières », qui accueillent des personnes pour les soutenir dans une quête de changement de vie. Les compagnons bénéficient du gîte et du couvert et participent aux activités du lieu, hors cadre marchand. Pourtant, et alors même que le phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis plus de vingt ans, il reste hors des radars académiques et journalistiques. Sa dimension mobile, émergente, hétérogène, à forte dimension collective et souterraine le rend en effet difficile à saisir. L’approche ethnographique particulière suivie par Anne Goudot, en se faisant ethno-compagnonne pendant plus de quatre ans, a permis de faire face, en partie tout du moins, à cette difficulté. En découlent ces deux manuscrits.
« Devenirs alternatifs – WWOOfing et compagnie »
Autrice : Anne Goudot
« Devenirs alternatifs » montre comment le phénomène du compagnonnage et de l’hospitalité alternatifs constitue un levier de basculement individuel progressif de l’anthropocénité (défini comme ce qui, au sein de la société ordinaire, produit les maux anthropocéniques) vers l’alternativité rurale. Les basculements individuels procèdent d’une transformation profonde des personnes, non seulement dans leurs manières de faire, mais aussi dans leurs manières d’être. L’étude de cette transformation (ce qui se transforme, comment, pourquoi) révèle qu’elle est aimantée par un idéal de façon d’être humain qui fait commun aux milieux alternatifs ruraux. Aiguillonnée par un profond pessimisme sur l’avenir, cette façon d’être désirée ramène l’existence sur l’instant présent, en l’auscultant au prisme de ses conséquences sur l’avenir. Elle se défie des dogmes, redonnant au faire une place tout aussi valorisée que l’approche intellectuelle des choses. Avec des souffrances existentielles mises en sourdine, elle est une puissance d’agir face à la gravité des maux anthropocéniques, sans illusion toutefois sur la capacité à enrayer la trajectoire de destruction de nos environnements. C’est un parti pris de dignité qui anime cette puissance d’agir en doute sur ses propres fins, parce qu’il y a aspiration à être humain autrement. Et cette aspiration se réalise aussi dans la manière d’ériger la relation avec les autres, humains et non humains, en suc premier de l’existence, dans un rapport symbiotique au monde qui cultive la conscience des interdépendances. Cet idéal relègue au rang de comportements néfastes : la domination, l’accumulation, l’enrichissement, la compétition, l’avidité de réussite sociale et le confort à tous prix.
Les basculements individuels opérés par la pratique du compagnonnage empruntent une multiplicité de trajectoires qui finissent par se fondre dans un paysage alternatif dont elles alimentent et stimulent tout autant la diversité que la cohésion. Le paysage alternatif peut ainsi être regardé comme un vaste laboratoire territorial d’émancipation par le compagnonnage et l’hospitalité politique qui en crée les conditions, enchevêtré dans la société ordinaire et relié à elle entre autres par le compagnonnage. « Devenirs alternatifs » donne à voir un monde de diversité et d’une grande hétérogénéité sociale, non pas construite sur des différences sociologiques, mais sur la coexistence d’une multitude d’états d’émancipation.
« Devenirs alternatifs » s’arrête aussi sur la nature et la portée de la générosité qui sous-tend le phénomène du compagnonnage et de l’hospitalité alternative. Les milieux alternatifs ruraux se découvrent alors également laboratoire d’élaboration d’une « société du don ». Explorés par immersion ethnographique, les « devenirs » des compagnons et de leurs hôtes alternatifs enseignent un scénario possible de basculement sociétal pour aller vers un monde post-anthropocénique symbiotique fondé sur le don.
Ce livre déploie son propos par entrecroisement de récits écrits au plus près de l’expérience ethnographique vécue (approche phénoménologique), d’extraits d’entretiens de recherche, et d’interprétations issues de l’analyse de la matière ethnographique. Il a été écrit avec l’intention d’être accessible à un large public, au-delà des cercles académiques.
« Coulisses ethnographiques » est un essai épistémologique et méthodologique proposé comme postface de « Devenirs alternatifs ». Il est encore en cours, et surtout nécessite une interaction avec l’éditeur pour trouver sa forme finale. Un extrait seulement en est donné dans le manuscrit soumis : le « Je en question » retrace le parcours de l’autrice, dans la perspective de situer le regard de l’ethnographe et de donner prise sur sa subjectivité.
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« Mycélium »
Co-auteurices : Henri Bokilo, Anne Goudot, Luigi Onni, Cécile Sauthier
Au-delà des enseignements ethnographiques que livre l’essai et qui trament le roman Mycélium, ce dernier expérimente son sujet dans sa forme même. La dimension collective s’y incarne en effet dans une construction narrative à plusieurs voix, fruit d’une choralité d’écritures : il a été co-écrit avec des résidents des lieux ethnographiés par Anne Goudot. Avec « Mycélium », l’intention est de mieux faire connaître au plus grand nombre les possibles ouverts par ces formes d’expérimentation sociale, face aux enjeux considérables d’une sortie de l’anthropocène.
Ex-infirmière, Ida s’est ancrée dans les mondes alternatifs ruraux après les avoir arpentés pendant des mois au travers de la pratique du compagnonnage. Sa mort, liée à celle de son ami Luis, lance sa sœur Claire sur les sentiers alternatifs, en quête de compréhensions et de réconciliations. Accompagnée par le journal d’Ida, son héritage, Claire s’échappe de sa vie de DRH dans la multinationale « lactance » pour découvrir la ruralité alternative. Avec Yvone, Elio, Amina, Fred et Shaane, amis d’Ida et de Luis, ils partent ensemble sur les traces de leurs amis disparus. Claire s’en laisse bouleverser. « Mycélium » est une histoire de quêtes de changement de monde, de personnes qui cheminent de la société ordinaire vers les milieux alternatifs, d’individualités qui s’ouvrent à la dimension collective et à l’interdépendance des existences, de liens et de multitudes. Une histoire de mycéliums que suscite un étrange champignon.
Le roman est illustré par l’un des co-auteurs, Henri Bokilo. Une postface met en récit la genèse de l’histoire elle-même, dans un effort à percer les motifs enchevêtrés de la dynamique collective. Le roman est également complété par une bibliographie et une présentation des auteurs.
Goudot, Anne, Sylvie Ferrari, et Agnès Villechaise. « A l’école inspirante des alternatives rurales : quand la décroissance ne dit pas son nom ». Présenté à La décroissance et la question du comment – Colloque ACFAS, Montréal, mai 2023.
Goudot, Anne, Jérôme Ballet, et Marius Chevallier. « Pratiques démocratiques par maillage communautaire et rhizomique ? Etude de cas d’une dynamique de territoire orientée transition écologique et démocratique ». In Localiser l’épreuve démocratique. Assemblages, circulations, imaginaires. Paris, 2019.
Goudot, Anne. « Gouvernance collective et leadership “pro-participatif” : apprentissage organisationnel orienté par les valeurs dans un écolieu français ». In Entre-prendre et partage. Montréal, 2018.
(article également paru en français : « Quelle part du collectif et de l’individuel dans la gouvernance d’une entreprise sociale? » In EMES Conferences Selected Papers series. Louvain, 2017).